CHAPITRE VI
Les femmes avaient voulu venir. Et cependant il ne s’agissait pas d’une partie de plaisir. Mais les mâles avaient eu la douce satisfaction de mesurer ce que valaient leurs deux compagnes. En véritables cosmonautes, aptes à partager tous les périls de l’aventure spatiale, Lynn-aux-yeux-violets, tout comme Fathia la petite Maghrébine, s’étaient bravement équipées, avaient endossé les sustentateurs de vol, vérifié leur armement et maintenant elles progressaient auprès des cinq hommes qui s’étaient mis en campagne pour regagner l’épave du Sygnos et avoir définitivement raison des mutins qui s’y étaient installés.
Ils se trouvaient maintenant sur une planète bizarre, qui, hormis son décor de chaos, avait peu de rapport avec ce qu’on aurait pu appeler la Lune classique.
Tout d’abord, on vivait à visage nu, pour peu qu’on ne gagnât pas les hauteurs. De surcroît, si la pesanteur demeurait à peu près ce qu’elle avait toujours été, ce qui exigeait une période d’adaptation pour les originaires de la Terre, ce ciel était vraiment impressionnant. On y voyait toujours, sous divers quartiers, l’immense disque de la Terre qu’ils ne pouvaient regarder sans une profonde tristesse, évoquant tout ce qu’ils y avaient laissé à jamais. Et puis il y avait le Soleil.
Ce soleil de pourpre, dur comme un rubis cruel, presque en permanence serti d’un halo qui en accentuait le caractère fantastique. Et naturellement ses radiances faisaient pleuvoir sur le monde lunaire des reflets rutilants qui créaient des contrastes violents, l’atmosphère demeurant malgré tout plus ténue que celle des planètes de type terrien.
Cela avait quelque chose d’infernal et pesait lourdement sur les caractères, sur le comportement des cosmonautes qui, par instants, avaient la répartie vive, le geste brutal. Et puis l’humanité reprenait ses droits et l’irrité s’excusait de telles réactions. Mais tous l’admettaient étant les uns et les autres soumis à ce climat pénible.
Au fur et à mesure qu’ils avançaient, très difficilement car les monts Hercyniens fortement touchés par les bouleversements offraient un terrain bien peu propice à la marche, ils constataient que le sous-sol lunaire avait été très ébranlé depuis la collision cosmique.
En effet, les séismes, encore assez faibles d’intensité, se manifestaient fréquemment. À plusieurs reprises, à leur base, ils avaient dû pallier les dégâts occasionnés par les frémissements du sol. La cité, déjà très avariée, demeurait en un état précaire. Ce qui ne faisait qu’accentuer leur souci à tous : s’évader à tout prix de ce désert. On pouvait peut-être rejoindre quelque ville lunaire où on retrouverait une parcelle d’humains, sinistrés comme eux. Ou bien – et ce n’était pas leur plus mince espoir – un au moins des deux cosmocanots que possédait le Sygnos leur permettrait, soit d’évoluer au-dessus de la Lune, soit même de tenter une lancée vers les planètes les plus proches.
Koonti avait été désigné pour demeurer à la base, avec deux cosmatelots. L’expédition comprenait donc, outre les deux femmes, le commandant Molvida, Cyrille Wagner, Mourad, Titus et un Terrien noir, Klimbo. X’yl était des deux restant auprès de Koonti.
La progression fut longue, assez pénible. Ils évitaient d’utiliser l’avance en vol à seule fin de ne pas être repérés par les occupants de l’épave. Ainsi que le disait Mourad, en voltigeant au-dessus du massif rocheux, non seulement ils se trouvaient à découvert mais encore ils constituaient des cibles idéales pour les forbans. Car dorénavant on ne se faisait plus d’illusions sur la moralité de Flaw et de ses complices. Osk, au moins, avait été repéré. Tout laissait à penser que ce trio de révoltés constituait un petit commando farouche avec lequel il faudrait compter.
Deux fois encore, au cours de la dernière heure de marche, ils sentirent le soi vibrer sous eux. Cyrille levait souvent les yeux vers le Soleil rouge, qui évoquait pour lui une sorte de tache de sang mal coagulé. Ce Soleil qui engendrait ce qui ressemblait bien plus à une nuit fatale qu’à une radieuse journée, fort éloignée même du dur et froid jour lunaire qui avait régné pendant des milliards d’années.
Molvida et ses compagnons avaient longuement discuté de la stratégie à employer pour l’attaque. Ils ne se dissimulaient pas que la situation était critique. En effet, étant donné la position de l’épave enfoncée partiellement dans la falaise rocheuse à plusieurs centaines de mètres du sol des ravins environnants, les mutins avaient la partie belle. D’autant que, bien que privés d’eau, ils disposaient de sérieuses réserves à bord. Il y avait l’oradium qui, présentement, ne pouvait pas leur apporter grand-chose. Mais également des provisions et, comme à bord de tous les astronefs de mission, ce qu’ils avaient pu glaner sur les planètes de Pégase en tant qu’échantillonnage de la faune et de la flore. Les animaux étaient morts, hélas ! Mais certaines plantes survivaient, ainsi que toute une série de graines inconnues, des éclats de roches diverses, des prélèvements de terrains, etc. Et Flaw et ses complices pouvaient se nourrir pendant des semaines en durée terrestre. À boire ? Il n’y avait que de l’alcool mais, disait Mourad en riant, « c’est toujours ça ».
Un autre souci tenaillait les cosmonautes. Et si Flaw et les deux autres réussissaient à dégager un cosmocanot ? C’était sans doute difficile. Mais en admettant qu’un des petits vaisseaux spatiaux soit encore en état de marche, les forbans pouvaient s’acharner à le libérer du carénage du grand navire. Et fuir avec, sans oublier l’oradium, bien entendu.
Quand ils arrivèrent enfin en vue du piton décapité qui maintenait l’épave ils purent penser que cette dernière crainte était erronée. Le pauvre Sygnos était toujours là et l’examen à distance leur permit de croire que les cosmocanots en bon état ou non, étaient encore adhérents au cockpit.
Cyrille avait noté, lors de l’agression qui les avait mis en fuite, que leurs adversaires avaient utilisé un procédé fort simple pour tenter de faire crouler sur eux une partie de la masse rocheuse. Ils avaient dû tirer ensemble, au revolaser, ou mieux au fusil infra-mauve et c’était cette concentration de feux qui avait provoqué la petite avalanche à laquelle ils n’avaient échappé que par chance, après que Cyrille eut hurlé « couchez-vous » en constatant le tir.
On utiliserait donc une même tactique. Et X’yl, à la base, avait eu la bonne fortune de découvrir dans les décombres une arme particulièrement efficace, fonctionnant elle aussi à ce rayon inframauve aux terribles effets désintégrants.
Non plus un simple fusil cette fois, mais un véritable bazooka, susceptible d’être manié par un seul homme. Et Klimbo, véritable colosse, s’en était chargé.
Il avait assuré en souriant qu’il savait aussi s’en servir et on lui faisait confiance, le Noir ayant l’habitude de parler peu mais d’agir toujours avec célérité et efficacité.
Ce fut donc lui qui fut habilité à régler le tir du bazooka dès que la petite troupe se mit en position de combat, ayant retrouvé le plateau rocheux d’où, à leur première incursion, ils avaient pu repérer et examiner l’épave de l’astronef et essuyer les attaques de cet ennemi inattendu.
On prit tout son temps, veillant surtout à ne pas se trouver à la vue des bandits. Mais le découpage titanesque de ce sol meurtri permettait de se défiler aisément et les deux jeunes femmes montrèrent en la circonstance que le combat tout-terrain n’avait guère de secrets pour elles. Ce qui amusait beaucoup Mourad, Cyrille et les autres.
On observa longuement la position. Seulement rien ne bougeait, là-bas sur le piton, et il n’y avait que la rutilance du Soleil sanglant qui éveillait des lueurs assez sinistres sur la carène torturée du vaisseau spatial.
— Il va falloir qu’on les fasse bouger !
— S’ils sont encore là !
— Comment auraient-ils pu s’enfuir ?
— Qui sait ? Ils sont bien venus là, en vol individuel, certainement !
Comment avaient-ils eu accès au lieu où gisait l’épave ? Il y avait deux explications possibles : ou ils étaient demeurés à bord, hors de la cabine où on les avait bouclés, et avaient échappé à la recherche de Molvida soucieux de leur éviter la chute avec le vaisseau spatial, ou bien, tout comme les autres cosmatelots, ils s’étaient enfuis avec cette sorte de commando volant dont finalement il n’y avait eu que peu de survivants.
Mais, ainsi que le disait Mourad, c’était sans importance. Ce qui était sûr, c’est qu’ils étaient là, bien décidés à ne laisser personne approcher. Et si Osk avait été repéré il y avait peu de chances qu’il y soit seul.
Molvida prépara les siens. Il était évident qu’il fallait attaquer en piqué, cependant on ne devait pas négliger l’aspect « cibles aisées » que constitueraient immanquablement les guerriers volants.
Klimbo fut donc habilité pour les couvrir. Au bazooka il se chargerait de pilonner les abords de l’épave, évitant au maximum de toucher celle-ci, encore fertile en ressources de la plus haute valeur pour les rescapés dont la réserve vitale s’épuiserait très vite. Outre l’oradium, de nombreux vêtements, scaphandres, armes, vestiges de l’expédition pégasienne, on trouverait des blocs d’oxygène solide susceptible de renouveler l’alimentation des scaphandres, entre autres. Et bien des petits objets usuels qui leur faisaient défaut.
Enfin, ce n’était pas la nourriture, conserve ou synthétique, qui manquait. L’absence d’eau, seule, était à déplorer.
Klimbo dûment installé, on put supposer que les pirates ne s’étaient pas encore aperçus de la présence des survivants de l’équipage. Molvida tenait absolument à faire partie de la vague d’assaut. Cyrille, Mourad, Titus, étaient prêts à prendre leur vol de combat quand les deux femmes se présentèrent, convenablement harnachées à la fois pour planer et pour se battre.
Cette fois, les hommes sourirent, admirèrent, et ne protestèrent pas. Vaillantes amazones, Lynn et Fathia exigeaient d’être avec eux jusqu’au bout.
On calcula le moment précis de la ruée. Klimbo, le doigt sur la détente, leur sourit.
Et tira.
On put admirer sa maîtrise autant que sa technique. Le rayon inframauve balayait littéralement les alentours de la zone où s’encastrait l’épave. On voyait le roc se fissurer, éclater littéralement sous l’action du prodigieux désintégrant. Le solide cos-matelot faisait cela comme en se jouant et il était hors de doute que ceux qui occupaient les restes du Sygnos étaient surpris et n’avaient guère le loisir de riposter, du moins dans l’immédiat.
Tels des oiseaux de mort, les quatre hommes et les deux jeunes femmes, métamorphosées en planeurs vivants, évoluaient avec une grâce qui n’excluait pas le caractère périlleux. Tous braquaient le revolaser, tous étaient décidés à reconquérir coûte que coûte ce qui restait du Sygnos et de sa précieuse cargaison.
Cyrille, en plein vol, pouvait voir tour à tour le beau visage régulier de Lynn qu’éclairaient ces étranges yeux violets, ou le petit museau délicat aux sombres yeux de la menue Fathia, souple comme un éphèbe et courageuse comme lui.
Mourad, Molvida et Titus formaient l’avant-garde et se pointaient tout droit sur ce domaine qu’au-dessous d’eux, avec une grande subtilité de manœuvre qui lui évitait de les atteindre, balayait impitoyablement le rayon du bazooka tenu par Klimbo.
Pendant plusieurs minutes ils voltigèrent ainsi, exécutant des arabesques et des plongées, évitant cette sorte de halo mortel constitué par le champ d’action de l’arme inframauve. Ils voyaient nettement l’épave mais nulle vie ne s’y manifestait.
Molvida, qui communiquait avec eux par les micros que bien entendu ils n’avaient pas négligé d’emporter, donna ordre de prendre pied. Parallèlement, Klimbo s’entendit enjoindre de cesser le tir une minute après.
Ce qu’il fit alors que, tels de fantastiques vampires, ces combattants de haut vol s’apprêtaient à toucher la masse rocheuse supportant le Sygnos.
Un jet fulgurant, éblouissant par sa vive luminosité, jaillit et manqua de peu de transpercer Fathia. Brusquement, à l’instant même où Klimbo cessait son tir de neutralisation, un homme s’était dressé près de la carène mutilée et avait braqué un fusilaser, tirant un peu au jugé, ce qui avait permis à la Maghrébine d’échapper à la mort.
Les oiseaux humains hurlèrent de rage et, instinctivement, avant même que le commandant en eût donné l’ordre, ouvrirent le feu sur le coupable.
Il s’était déjà dérobé, mais cette attitude indiquait bien que les misérables étaient là et se trouvaient peu disposés à abandonner la position.
Un moment encore, le commando ailé tournoya, lâchant des jets de feu iridescents sur les abords de l’épave que, cette fois, Klimbo ne pouvait plus bombarder sous peine de risquer d’atteindre ses camarades de combat.
Rien ne se passa pendant plusieurs minutes, hors ce feu serré et convergeant émanant des armes des membres du commando.
Puis, tout à coup, ce fut la riposte.
Trois lances fluorescentes se braquèrent vers eux. Cette fois couleur de flamme s’agissant vraisemblablement d’armes thermiques, soit que les revolasers fussent moins maniables, soit que Flaw et ses acolytes aient préféré ce procédé capable d’enflammer au lieu de désintégrer.
Sur un ordre bref de Molvida, soucieux avant tout de ménager la vie des siens, le commando prit de la hauteur, ce qui libéra les abords du gisement de l’épave et permit par le même coup à Klimbo d’avoir le champ libre, ce que le commandant avait également prévu.
Molvida et les siens dardaient le vert des lasers sur les pirates, lesquels tentaient de les cribler de la pourpre des javelots incendiaires, le tout dans l’irradiation violette de l’inframauve manœuvré par Klimbo.
Et dans ce ciel bizarre, sous le halo sombre écarlate de ce Soleil qui n’était qu’une tache de sang noirci, il y avait maintenant un ballet à la fois féerique et tragique d’oiseaux meurtriers évoluant dans un incroyable enchevêtrement de traits assassins, une immense toile d’araignée composée d’éléments contradictoires, en un arc-en-ciel fascinant et diabolique, admirable de coloris et terrifiant parce que tous ses composants étaient autant de germes mortels.
Les six du commando montaient et descendaient tels des ludions infernaux, criblant les pirates, tous trois dissimulés sous la carène et n’apparaissant que par intermittence, tandis que le bazooka continuait à répandre son fleuve meurtrier aux tons de fleurs maudites et parées pour un deuil impérial.
Un grand cri éclata et on vit un de ces oiseaux combattants qui lâchait son arme, tournait sur lui-même en un dérisoire looping et commençait à tomber, tandis que sa combinaison-scaphandre s’enflammait comme une torche.
Un frisson de colère passa dans le ciel. Cyrille, le plus proche, avait réussi à joindre le malheureux et tentait, en vol, de lui arracher le vêtement incandescent.
C’était Titus, littéralement troué vivant par le jet thermique et qui commençait déjà à brûler.
Une partie de la combinaison demeura dans la main de Cyrille, le tout s’étant déchiré et le corps, libéré, les ailes ravagées par le trait de feu, croulait lourdement vers le ravin au rythme de la pesanteur mesurée de Séléné.
On ne sut jamais lequel des forbans avait ainsi tué Titus mais, à ce moment, un d’entre eux se montra, l’arme braquée.
Mal lui en prit ! C’étaient les deux femmes volantes qui étaient les plus proches. Lynn et Fathia n’hésitèrent pas et tirèrent en même temps, quitte à se découvrir dangereusement.
Leurs deux lances esmeraldines touchèrent l’homme simultanément. À demi désintégré, on vit le corps basculer et s’affaler contre la carène de l’astronef.
Il n’y eut plus de réaction du côté des pirates. On avait reconnu Osk, touché définitivement. Molvida et les siens, fous de désespoir à la suite de la fin de Titus, oubliaient toute prudence et dans une seule ruée atteignaient le rocher qui soutenait l’épave. Les deux jeunes femmes fonçaient en même temps qu’eux et ils se retrouvèrent sur les rocs sertissant l’astronef, cherchant partout, autant dans les restes du vaisseau spatial que dans les anfractuosités de la montagne.
Ils voulaient abattre les deux forbans restant, tant pour venger leur malheureux copain que pour mettre un terme à cette sanglante mutinerie mais déjà, ceux qui auraient dû être là, sans nul doute Flaw et Wallbar, avaient réussi à se dérober, on ne savait comment.
Le sol vibrait sous leurs pas. Des grondements sourds montaient dans tout le massif.
Lynn jeta un cri :
— Là-bas !… Klimbo !…
Ils virent, de l’autre côté du ravin, leur ami noir qui chancelait sur ses jambes. Tout simplement parce que le sol lui manquait, parce que le mont sur lequel il se tenait avec le bazooka paraissait osciller dans toute sa masse.
Et puis les cosmonautes comprirent que toute la chaîne des Hercyniens était en train de vaciller.
Des roches énormes s’abattaient, des pics éclataient, des falaises se striaient d’un seul coup. Partout, le sol s’ouvrait en crevasses géantes, comme si un monstrueux scalpel fouillait la Lune jusqu’en ses entrailles.
Il parut que l’épave, arrachée de son alvéole, était projetée vers les profondeurs. Et les membres du commando, déséquilibrés, s’engloutissaient dans un tourbillon de roches, de pierraille, de sable et de pierre, au grondement formidable du grand séisme lunaire…